Épisode 01 : Dans les forêts keltes chapitre 05

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Chapitre 5

Les gobelins avaient installé leur base au fond des bois, dans une ravine difficile d’accès ; ils se cachaient dans un réseau de grottes qu’ils avaient creusées eux-mêmes, et les entrées étaient protégées par des pièges simples.

« Voilà leur tanière.

– Elle était pas bien défendue. », déclara Silyen en laissant tomber deux gobelins qu’elle avait réduits en bouillie sanguinolente avec ses tentacules.

Walcaud observa l’entrée. À première vue, il s’agissait d’une grotte banale, abritant un clan banal, d’une centaine de gobelins à tout casser.

« Mais un clan banal n’aurait pas des armes en fer… nous allons avancer très prudemment, et nous retirer au moindre danger.

– Ce serait pas plus simple de foncer dans le tas ? demanda Silyen en agitant ses tentacules.

– Et s’ils sont deux cents, trois cents ? Avec des épées, ils nous coinceront à l’intérieur sans problème, et nos têtes finiront sur une pique. »

Walcaud se saisit le cou pour simuler une strangulation. Silyen pencha la tête. Elle ne comprenait pas bien ce que pouvaient représenter trois cents gobelins. À la taverne de l’avant-poste, elle n’avait jamais eu à rendre la monnaie sur un chiffre supérieur à cinquante !

Ils s’enfoncèrent dans la galerie tout en restant sur leurs gardes. Walcaud ouvrait la marche, l’œil alerte ; il avait bu une potion de nyctalopie avant d’entrer et il y voyait comme en plein jour.

« Tu aurais dû en prendre une aussi. Avec cette pénombre… ils pourraient mettre plus de torches, ces petits cons, chuchota-t-il.

– Nos yeux sont faits pour voir sous l’eau vaseuse, alors je me dirige très bien sous une grotte, d’abord ! rétorqua Silyen. En plus, ton truc avait mauvais goût ! 

– C’est pas un sirop ! » dit-il un peu fort.

Il se couvrit la bouche, soupira, et fit signe à Silyen d’avancer en silence.

Pour le moment, pas de pièges, ou alors de si grossiers qu’il n’avait eu aucun mal à les désactiver. Difficile de croire que ces gobelins avaient pu se procurer des armes en fer… Pourtant, il avait remarqué des traces de roues au sol. Ils avaient dû ramener quelque chose d’un pillage ; ce qui voulait dire qu’en plus des armes en fer, quelqu’un leur avait donné des chariots…

Ils entendirent du bruit et se collèrent à une paroi, avant de bifurquer à une intersection et de se mettre à ramper.

« Baisse-toi, ces fenêtres donnent directement sur une salle en contrebas, dit Walcaud en appuyant sur la tête de la sirène.

– C’est pas des fenêtres, y’a pas de vitres. C’est juste des trous dans le mur avec des bâtons, répondit Silyen.

– Tais-toi !! »

Ils avancèrent ainsi quelques mètres, puis Walcaud colla son oreille contre la paroi de boue. Il fit signe à Silyen qu’elle pouvait relever la tête après trois bonnes minutes à écouter.

En contrebas, une large salle creusée dans la roche ; le couloir où ils se trouvaient la desservait par le haut, et devait avoir été utilisé pour accrocher les étendards aux murs.

Les gobelins étaient trois cents au minimum. On voyait, par la large ouverture arrière, passer des prisonniers vulpès, en haillons, le regard vide, être emmenés dans les niveaux inférieurs. Au centre de la pièce, un chaman et son bâton s’agitaient devant un pentacle tracé maladroitement.

« Des armes en fer, des chariots, un surnombre évident, des bannières, et même un chaman… murmura Walcaud. J’en ai assez vu, je rentre chez la duchesse illico presto. Il nous faut l’armée au plus vite. »

Il se retourna pour partir avant de s’arrêter. Il sentait qu’on le retenait par la manche. Il eut un mouvement de panique : il pensait à un gobelin. Mais ce n’était que Silyen, qui pour une raison inconnue ne l’avait pas saisi avec ses tentacules.

« Attends, murmura-t-elle. Regarde. »

Walcaud poussa un soupir et jeta un œil par-dessus le muret de terre. Silyen lui montra que le chaman tirait une fillette vulpès par les cheveux et l’attachait sur un poteau, au centre de la pièce.

Un gros gobelin, un énorme couteau à la main, attendait à côté. Dès qu’elle fut immobilisée, il lui entailla la joue. Un filet de sang rouge coula sur le cristal qui brilla de mille feux.

Le chaman fut pris d’un rire malsain, et tandis qu’il admirait son sceptre chargé à bloc, il ordonnait qu’on égorge la petite.

« Ils vont la tuer. On la laisse là ? demanda Silyen.

– Comme si on pouvait faire quelque chose ! Maintenant qu’on a toutes ces informations, il faut rentrer en vitesse avant qu’ils ne deviennent encore plus puissants.

– Mais c’est toi qui as voulu venir jusque dans leur tanière. On les laisse faire ce qu’ils veulent ?

– C’est malheureux pour ceux qui sont déjà pris, mais on doit faire vite, ou c’est tous les villages du coin qui vont y passer ! »

Silyen ne répondit rien ; elle continua de fixer la petite fille-renard. Walcaud sentit les doigts de la sirène se serrer un peu plus fort sur sa manche.

« Bon… soupira-t-il, je vais tenter un truc. »

Il s’appuya contre le muret, la main dans son sac.

« Retourne à l’entrée. Je te rejoins dès que j’ai récupéré la gamine.

– Tu ne veux pas d’aide ? » demanda Silyen.

Il la regarda, puis jeta un œil en contrebas, où les gobelins grouillaient.

« Si… mais…

– Je vais en bas en broyer un maximum. Occupe-toi de sauver la petite. »

Elle disparut dans le couloir sombre en lui faisant signe que tout irait bien.

Walcaud prit une inspiration et sauta dans la salle tout en jetant des boules fumigènes.

« Qu’est-ce qui se passe ? hurla un gros gobelin.

– Je ne sais pas, mais si je trouve celui qui a fait ça, je vais l’étriper ! s’écria un guerrier.

– Nous sommes attaqués, abrutis ! Fermez les entrées de la tanière ! » ordonna le chaman qui agitait ses bras pour faire partir la fumée.

Des cris parvinrent de la porte ; Silyen était déjà à l’œuvre.

Le chaman, décidé à fuir, tira sur la corde de Louwet. Mais il n’y avait plus rien au bout.

« La vulpès ! La vulpès s’est échappée ! »

Il poussa un cri rauque. La fillette n’avait pas disparu, il pouvait la sentir. Elle était encore dans la pièce.

« Maudite fumée ! »

Son bâton brandi au-dessus de sa tête, il articula une phrase en vieux galate ; on avait l’impression que sa mâchoire allait se décrocher. Le cristal du sceptre chargé d’une lumière verdâtre déclencha une bourrasque à travers la salle, dispersant la fumée.

Walcaud, Louwet sous le bras, se trouvait encore loin de la sortie et de Silyen.

« Qu’est-ce que… humain ! Un humain ! » s’écria le guerrier gobelin. Il se saisit d’une épée aussi grande que lui et s’élança contre le mercenaire.

« Je vais te trancher en deux !

– Attends, idiot, tu vas couper la Vulpès avec ! »

Le chaman poussa le guerrier du coude et incanta un nouveau sort. Avec son sceptre chargé à bloc, il voulait surtout tester ses pouvoirs.

« Meurs, intrus ! Goûte à ma nouvelle puissance ! » hurla-t-il en langue gobeline, alors qu’il éjectait deux lames de vents.

Walcaud se recroquevilla sur Louwet. La fillette tremblait.

« Ne t’inquiète pas. »

Elle ferma les yeux, prête à être tranchée en deux. Quand elle les rouvrit, elle put constater que les deux lames s’étaient écrasées contre un bouclier translucide.

« Un… un magicien humain ! » s’exclama le chaman.

De colère, il agita son bâton dans leur direction, les bombardant de lames de vents ; mais la protection de Walcaud résistait.

« Impossible… impossible ! Seuls les nobles humains ont cette puissance, hurla le chaman.

– Comment nous a-t-il trouvés ? Notre allié nous a trahis ? », s’exclama le guerrier gobelin.

Le chaman continua d’attaquer.

« Crève !

– Encore… un peu… » murmura le mercenaire.

Walcaud était à bout. De profonds cernes se creusaient sous ses yeux ; il devenait livide. Son bouclier commençait à disparaitre, et la prochaine attaque allait le traverser.

Il sentit les petites mains de Louwet serrer sa tunique ; il la regarda dans les yeux. Ils étaient orangés sur l’extérieur, puis de plus en plus foncés. 

Quelques mèches de ses cheveux gris-argent lui retombaient sur le visage ; Walcaud les lui écarta d’un revers de la main.

« Héhé, on a bien fait de te sauver, tu es toute mignonne… mais on dirait que ça va mal finir pour nous trois. »

Du pouce, il essuya le sang de Louwet qui lui coulait sur la joue.

Aussitôt, il sentit une énergie nouvelle lui parcourir le corps. Son bouclier reprit forme, et toutes les attaques du sorcier vinrent s’y écraser.

Ce fut le répit suffisant pour que Silyen bondisse jusqu’à eux, les saisisse avec ses tentacules, et puisse se replier en bon ordre.

Les autres monstres avaient plutôt été passifs. Il faut dire que les attaques de leur chef étaient si puissantes qu’elles faisaient trembler la pièce ; s’ils s’y approchaient d’un peu trop près, ils seraient transformés en viande hachée.

« Mais… poursuivez-les ! Tuez-les ! » hurla le chaman, que la colère et l’épuisement avaient rendu encore plus hideux qu’il ne l’était déjà.

À l’extérieur de la tanière des gobelins, Silyen courut à toute vitesse ; puis plongea dans une rivière. Dans son élément, elle était encore plus rapide ; elle nagea aussi loin que possible, portant toujours Louwet et Walcaud à bout de tentacule.

Quand elle s’arrêta, plusieurs heures plus tard, elle était exténuée. Son corps était à bout, elle ne pouvait plus bouger un seul muscle.

« Bon travail, fit Walcaud en la tirant sur une berge. Les gobelins ne nous poursuivront pas jusqu’ici. »

Silyen agita un tentacule pour signifier qu’elle était contente, puis elle reposa sa tête, complètement épuisée.

Walcaud fit quelques mouvements de bras pour s’égoutter. C’était passé, selon Walcaud, au poil de fion, mais c’était passé.

« Bien. Et maintenant… », dit-il en se retournant.

Louwet restait recroquevillée sur elle-même. La fourrure de sa queue retenait l’eau, et ses habits en lambeau ne la protégeaient pas du froid. Walcaud lui posa une couverture sur le dos ; c’était un ustensile d’urgence qu’il conservait dans son gros sac.

« Ça va ? Ta blessure te fait mal ?

– Non… ça va. » répondit la petite fille.

Le regard fuyant, il s’assit à côté d’elle.

« Tu viens de quel village ?

– Grae.

– Je vois… les gobelins vous ont attaqués. »

Il marqua une pause avant de reprendre.

« Je… ne pense pas qu’on puisse récupérer tes parents tout de suite. Mais, quand la duchesse sera au courant, elle enverra des troupes, et peut-être qu’on pourra les sauver.

– J’ai pas de parents. »

Elle avait presque coupé Walcaud.

« Il y a bien quelqu’un qui t’attend, non ? »

Louwet se recroquevilla encore un peu plus et fit non de la tête. Walcaud poussa un soupir.

« C’est à cause de tes cheveux ? »

Silyen, en bonne sirène robuste, s’était déjà relevée ; après avoir aidé la fillette à se sécher, elle lui passa les doigts dans les cheveux.

« C’est si rare que ça, les cheveux gris ?

– Les cheveux gris, non, mais les cheveux gris aux reflets d’argent… On dit que ceux qui les portent sont particuliers ; les Keltes les pensent maudits.

– Qu’est-ce qu’on va faire ? La ramener dans un village ? » demanda Silyen.

Walcaud croisa les bras puis regarda Louwet. La fillette était chétive, et elle avait l’air usée par ce qu’elle avait vécu : il voyait dans ses pupilles orangées qu’elle était pendue à sa décision. Et vu la situation, aucun autre village ne l’accepterait.

« Elle va venir avec moi chez la duchesse. Peut-être que là-bas, ils lui trouveront une place. Ça te va ?

– Ou… oui. », répondit la petite.

Cette décision semblait aussi contenter Silyen.

« Je m’en occupe, tu peux rentrer à l’avant-poste, confia Walcaud à Silyen.

– Non, je vous accompagne ! De toute façon, moi aussi je dois rentrer à Savara. Et puis, je ne peux pas laisser une petite fille seule avec un type louche.

– Parce que je suis plus louche qu’une sirène ? »

Silyen fit un large sourire à Louwet, mais elle ne réagit pas.

« Puisque nous nous en sommes tiré, je propose de faire une halte pour la nuit. Nous partirons pour la capitale demain, s’exclama Walcaud, qui voulait changer de conversation.

– On va dormir dehors ? » demanda Silyen, moins inquiète pour elle-même que pour Louwet.

Un petit sourire narquois apparu sur le visage de Walcaud.

« Tu te souviens, quand tu te plaignais que mon « sac à machin » était trop lourd ? » Il en tira une grande toile et deux piquets.

« Voilà une tente ! Une toute belle, faite pour l’armée mérovienne. Elle résiste aux tempêtes, mais aussi au feu et à…

– Très bien, je te laisse la monter et je m’occupe de trouver à manger. », coupa Silyen.

Elle sauta dans la rivière à la recherche de poissons. Walcaud commença à installer sa tente tout en bougonnant.

« C’est une super tente pourtant… pourquoi elle est pas plus intéressée ? » marmonna-t-il.

Il chercha sa dague. Il utilisait la garde comme un maillet. Louwet la lui apporta, et l’aida à maintenir les sardines en place.

« Ah, merci. Tu vas voir, ce sera très confortable quand elle sera installée !

– C’est loin, Savara ? demanda Louwet.

– À deux jours de marche, environ. Tu verras, la duchesse est super sympa. »

La tente était installée. Louwet la regarda sous tous les angles : c’était une longue bâche en cuir imperméabilisée, aux bords renforcés par des coutures. À l’intérieur, le sol était couvert par un fin tapis en laine à maille serrée.

« On va s’occuper du feu, maintenant. », déclara Walcaud. Après avoir amassé du petit bois, il claqua des doigts et des étincelles vertes jaillirent.

« De la magie ! s’exclama Louwet.

– Ah, c’est vrai que les thérianthropes n’en utilisent jamais. C’est la première fois que tu en vois ? »

Il se redressa, bomba le torse, et continua, tout fier :

« C’est un sort basique. Mais je peux faire beaucoup d’autres choses ! Ça t’intéresse ? »

Il regarda Louwet du coin de l’œil ; il espérait qu’elle n’était pas partie. Mais la fillette, qui hochait la tête, semblait désireuse d’en voir plus. Sa queue de renard remuait dans tous les sens.

« Je… je veux bien. », murmura-t-elle.

Commençant par une incantation en ancien galate, Walcaud lui prit les mains. Une petite boule verte et phosphorescente sortit du creux de sa paume ; cette dernière amplifia, diminua, puis deux ailes s’en détachèrent ; à l’image d’un insecte sortant de sa chrysalide, un papillon de lumière venait d’apparaitre.

« Oooh ! » s’exclama-t-elle, des étoiles dans les yeux. Ses oreilles animales se dressèrent sur sa tête. Elle essaya d’attraper le papillon, mais il était immatériel.

« Reviens ! s’exclama-t-elle en partant à sa poursuite.

– Ne t’éloigne pas trop du feu, le jour va bientôt tomber ! » dit Walcaud en posant ses mains sur ses hanches.

Il était un peu rassuré. Depuis qu’il avait sauvé Louwet des gobelins, elle était restée prostrée et déprimée avec son regard vide. Elle avait à peine réagi quand il avait été question de lui faire rencontrer la duchesse ; mais à la voir ainsi, à courir après un papillon d’éther, elle avait enfin l’air d’une fillette de son âge.

« Voilà le repas ! » s’exclama Silyen, de retour.

Elle déposa près du feu un sac rempli de poissons encore vivants.

« Oh, des carpes ? Je vais les faire revenir avec du sel, et… »

Sans attendre, Silyen arracha la tête d’un poisson avec ses dents et la recracha.

« Ne mangez pas la tête, les yeux sont amers ! » indiqua-t-elle.

Walcaud grimaça en la voyant ainsi se bâfrer de chair crue. Il comprenait pourquoi les sirènes étaient considérées comme des monstres. Il arrêta la main de Louwet qui s’approchait du sac.

« Attends, attends. Je vais les préparer. »

Armé de sa dague, il les éventra, les lava, et les empala sur une brochette après les avoir salées ; une demi-heure plus tard, les carpes étaient grillées et dégageaient un appétissant fumet.

« C’est trop trop bon ! s’exclama Silyen en tenant sa joue.

– N’est-ce pas ? La prochaine fois, tu t’occupes de ramener la bouffe, et je m’occupe de la nourriture.

– ‘a mar’he ! répondit-elle la bouche pleine.

– Et toi Louwet ? » demanda Walcaud en se retournant vers elle.

La fillette pleurait à chaudes larmes, une seule bouchée croquée dans son poisson.

« Qu’est-ce qu’il y a ?! s’inquiéta Walcaud. T’aimes pas ?

– Tu le préfères cru ? » demanda Silyen.

Louwet s’essuya le visage et renifla bruyamment.

« C’est juste que… que c’est… c’est mon premier repas chaud depuis… depuis… ».

Elle ne put terminer sa phrase ; Walcaud lui caressa la tête.

« La duchesse saura probablement s’occuper de toi. »

Ils atteignirent Savara le matin de leur troisième jour de voyage.

La ville était adossée à une colline sur la rive gauche du Kerdu, un puissant fleuve qui séparait la Marche des Keltes de Thiérache. Ses murailles, fines, étaient faites d’un muret de pierre surmonté de pieux en bois ; elles enserraient un terrain si vaste que la cité n’avait pas de faubourgs, et ce malgré ses trente-cinq mille habitants.

Pour Walcaud, cet oppidum n’avait rien de spécial, et comparé aux forteresses méroviennes aux immenses murs de pierres, il faisait même pâle figure. Mais Silyen et Louwet, qui n’étaient jamais sorties de leurs villages, restèrent quelques instants ébahies devant les fortifications.

La porte principale était flanquée de deux tours de garde en bois ; les soldats qui la gardaient étaient humains comme Walcaud, vulpès comme Louwet, ou bien septines, une race d’elfe dont les oreilles étaient longues et pendantes.

« Si c’est pas Walcaud qui revient, dit un garde vulpès dans la quarantaine, avec une paille dans le bec et une barbe de trois jours.

– J’étais persuadé qu’il allait crever ! déclara une petite humaine dans une amure de cuir.

– Tu me dois une silique d’argent, ajouta un jeune elfe avec un sourire.

– Eh ! M’dites pas que vous avez parié sur la mort de c’pauvre Walcaud ? demanda le Vulpès qui semblait être le chef.

– Mais capitaine Ervenn, vous savez comment il est ! se défendit l’humaine.

– Quelqu’un l’accompagne, non ? » coupa l’elfe.

Ervenn ouvrit des yeux grands comme des soucoupes.

« Mais… Qu’est-ce que tu fous, Walcaud ?

– C’est compliqué ! répondit le mercenaire.

– Compliqué ? Pourquoi tu reviens avec une sirène et une gamine ?

– Je vous l’ai dit… c’est compliqué ! Mais la situation est grave ! Des gobelins risquent de nous attaquer en masse.

– Si c’est vrai, continua l’humaine, dépêche-toi d’aller voir la duchesse. Mais avant ça, tu devrais leur trouver une tenue un peu plus présentable… »

Elle désigna Louwet du menton, toujours avec ses haillons et ses sandales éventrées.

« Sinon, tu risques de te faire jeter à l’entrée du château. »

Walcaud se gratta la tête.

« C’est pas faux, murmura-t-il, il vous faut des vêtements à toutes les deux.

– Moi aussi ? demanda Silyen. La duchesse ne sera pas dérangée par ma tenue.

– Mais moi, si. Me mettre tout ça sous le nez alors que j’ai laissé filer ma chance, c’est de la torture mentale. »

Il leur tourna le dos et bifurqua dans une rue marchande.

« J’ai jamais dit que t’avais laissé filer ta chance… » dit Silyen à voix basse alors que Walcaud ne pouvait plus l’entendre.

« Hulis, c’est moi ! » clama le mercenaire en poussant la porte de la boutique de vêtements.

« Walcaud ? T’as encore déchiré ta cape, je suppose ? À moins que ce soit ton armure ? Je te préviens, l’armée a passé ses commandes, je manque de cuir ! » déclara un homme élancé dans la trentaine, aux courts cheveux châtains et qui portait une veste couleur vert pomme et or plutôt voyante.

« Mais… qui sont ces jeunes personnes ? s’exclama-t-il quand il aperçut Louwet et Silyen.

– Euh, c’est un peu compliqué, mais il leur faudrait des vêtements pour aller voir la duchesse. On a une audience et… »

Hulis se rapprocha rapidement de Walcaud avant de lui chuchoter à l’oreille.

« Dis voir, c’était ta première mission longue dans la forêt, et tu reviens avec une sirène et une fillette vulpès, je peux savoir ce qu’il s’est passé ?

– Le village de Grae a été attaqué par des gobelins. Ils ont des armes en fer et ils dépassent les trois cents guerriers.

– Trois cents guerriers avec des armes en fer ? Mais c’est terrible !! Il faut prévenir la duchesse Roazhon au plus vite !

– C’est ce que j’essaye de te dire depuis le début, mais je ne peux pas emmener ces deux-là dans cet état ! Trouve-moi vite de quoi habiller la vulpès et rhabiller la sirène ! »

Le fripier dévisagea les deux filles. Louwet faisait peine à voir avec ses habits en lambeaux ; et Silyen… n’était pas très couverte.

« Mesdames, si vous voulez bien passer dans l’arrière-boutique… » dit-il avec un grand sourire.

Il revint trois quarts d’heure plus tard. Walcaud avait patienté debout, et il commençait à en avoir marre, aussi fut-il très content de retrouver ses camarades, d’autant plus que Hulis leur avait trouvé des tenues fort sympathiques.

Pour Louwet, une tunique rouge, avec deux lignes de froufrous verticaux sur le buste, ainsi qu’une jupe en lin percée d’un trou pour faire passer sa queue de renard. Elle s’arrêtait aux genoux, et pour protéger ses petites jambes, elle portait de longues chaussettes noires en laine. Enfin, elle avait pour chaussures des bottines avec un talon renforcé, ce qui la rendait un peu plus grande.

De son côté, Silyen s’était trouvé une blouse bleu ciel, serrée à la taille par une ceinture en cuir ; de larges ouvertures laissaient son bas du dos presque nu afin de donner de l’espace à ses tentacules ; elle avait plus de classe et était plus couverte, mais elle avait toujours le même décolleté qu’avant.

« Pour la vulpès, ça n’a pas été trop dur, après tout la plupart de mes clients ici ont besoin de vêtements adaptés aux queues de thérianthropes… mais pour la sirène, c’est tout ce que j’ai pu trouver. »

« Comment tu me trouves ? demanda Silyen en bombant le torse et en rentrant les bras.

– Très bien ! Très très bien ! » répondit Walcaud qui détournait le regard pour éviter de loucher.

« Et toi, Louwet ? Ça te va ? » demanda le mercenaire.

La petite fille-renard regarda ses nouveaux atours ; d’aussi loin qu’elle pouvait se souvenir, elle n’avait jamais porté des vêtements aussi doux.

« Oui. », dit-elle tout doucement en cachant sa bouche avec sa manche.

« Oh, elle est adorable ! » dit Hulis en joignant les mains. Il se pencha à nouveau vers Walcaud.

« Tu feras attention à la cour. Avec ces cheveux gris argent…

– Je sais, je sais. »

Ils sortirent de la boutique pour rejoindre le château de la duchesse.

Savara était une ville cosmopolite. Dans la grande avenue, on croisait aussi bien des paysans vulpès que des soldats humains. Il y avait aussi, entre autres, des Séptines, qui occupaient un quartier au nord, ainsi que des mandragots, les hommes-chats, venus en masse à la suite des Méroviens.

Tout ce monde étant très nouveau pour Louwet, elle restait dans les jambes de Silyen. Cette dernière impressionnait les passants avec ses tentacules et sa peau écailleuse ; ces regards mi-inquiets, mi-curieux ne la mettaient pas à l’aise, aussi elle collait Walcaud autant qu’elle le pouvait. Le petit groupe déambula ainsi jusqu’au château.

C’était l’une des rares constructions en pierre de la cité que les Méroviens n’avaient pas construite. Quatre tours carrées et épaisses aux toits d’ardoises formaient un quadrilatère dont les murailles dépassaient largement celles de la ville proprement dite.

Walcaud se présenta aux gardes et ils furent autorisés à entrer. La cour intérieure était plutôt grande ; on pouvait y voir des soldats humains en train de s’entrainer dans des brigandines aux plaques de fer rutilantes.

« Ce sont des soldats d’élite méroviens de la garde royale, nota Walcaud.

– Pourquoi ils sont ici ? demanda Silyen.

– Le fiancé de la duchesse est un prince royal. Ils sont venus avec lui. »

Il se redressa et prit son petit air fier.

« Moi, j’ai été formé dans cette unité ! dit-il avec un sourire.

– Pourquoi tu n’y es plus ? demanda Louwet.

– Je… je n’ai pas pu rester pour certaines raisons. », répondit Walcaud en sifflotant.

Un groupe de Vulpès passa en sens inverse. Au vu de leurs tuniques, ce devaient être des notables de campagnes venus avec leurs enfants. Un grand gamin de douze-treize ans, en remarquant Louwet, ne put s’empêcher de pouffer.

« Pouah ! Une pestiférée aux cheveux d’argent ! »

Il prit de l’élan et lui jeta une pierre alors que les autres enfants — et même quelques adultes — ricanaient derrière.

Louwet baissa la tête. C’était encore, encore à cause de ces cheveux d’argent…

Le caillou ne l’atteint pas. Walcaud l’avait arrêté juste avant.

Sans dire un mot, le mercenaire s’avança vers le gamin et le saisit par le col.

« Écoute petit, dit-il alors qu’une veine sur son front commençait à se contorsionner, j’en ai chié un max pour la ramener ici. Maintenant qu’elle est sauvée, propre, et prête à être présentée à la duchesse, je vais pas laisser un petit merdeux à deux ronds ruiner ma mission ! »

Il avait hurlé sur la fin de sa phrase et il était devenu rouge. Le gamin acquiesça avant de retourner vers ses parents en pleurant.

Les notables n’essayèrent pas d’argumenter avec Walcaud ; ils partirent sans demander leur reste.

Louwet, restée en arrière, regardait son protecteur avec admiration.

« Merci… » dit-elle tout bas. C’était la première fois qu’on la défendait.

« Tu as dit quelque chose ? demanda-t-il, trop loin pour l’entendre.

– Eh, dépêchez-vous, un garde nous dit que ça va être à notre tour ! » s’exclama Silyen en leur attrapant la main avec ses tentacules.

Deux humains massifs, engoncés dans des armures en fer rutilantes, ouvrirent les portes de la salle d’audience. Le groupe s’avança au milieu de la pièce en silence, puis mit un genou à terre.

« Relevez-vous. », leur ordonna-t-on.

La duchesse Éporée de Roazhon les surplombait depuis son trône en bois recouvert d’étoffes blanches et noires. C’était une Vulpès de dix-neuf ans. Dans l’attente, elle croisait les bras ; elle n’avait pas une figure d’un naturel contrarié, mais ses mensurations avaient de quoi impressionner : elle mesurait un mètre quatre-vingt-treize et avait une longue crinière rousse qui lui tombait jusqu’aux hanches ; sa peau très blanche reflétait les rayons du soleil. Elle portait, entre autres, une jacque très serrée qui faisait ressortir sa poitrine, et un pantalon de soldat.

Son jeune prétendant, Childebert de Mérovie, n’avait que seize ans. Il était de figure avenante ; ses cheveux étaient noirs et courts. Plutôt athlétique, il avait la taille fine et était de corpulence moyenne, mais assis à côté de sa fiancée, il faisait petit. Il portait une tunique vert sombre, brodée de la Flamme d’Or, les armoiries méroviennes.

« Walcaud, te voilà en bien étrange compagnie. Je peux savoir ce que tu reviens faire si tôt ? »

La duchesse de Savara se leva de son trône, projetant son immense ombre dans toute la pièce.

« Je t’avais demandé d’éradiquer un nid de gobelin. C’est fait ?

– Non, j’ai eu un contretemps. Un avant-poste des sirènes a été attaqué. Celle qui m’accompagne… Silyen pourra vous le confirmer.

– Ouais, ces petits cons ont osé attaquer le clan Mando ! En plus, ils avaient des armes en fer ! Mais on les a éclatés ! » s’exclama Silyen.

Walcaud essaya de lui faire signe de modérer son langage devant la noblesse, par le biais de petites tapes discrètes. Mais la sirène ne comprenait pas le message et rendait les coups.

La duchesse ne le releva pas.

« Des armes en fer, tu dis ?

– Oui madame, en quantité. Ils ont aussi des chariots, et sont très nombreux. J’en ai vu trois cents visuellement, et leur tanière pourrait en contenir, deux ou trois fois plus, selon notre chance. »

Éporée se tourna face aux longs vitraux qui laissaient passer la lumière matinale, pensive.

« Trois cents gobelins, avec des armes en fer. Il faut prendre des actions immédiates avant que cela ne dégénère. 

– Ils ont aussi attaqué un village, Grae. Je pense qu’il a été entièrement rasé, et leurs habitants ont été emportés par les gobelins. »

La duchesse se retourna à nouveau vers le groupe.

« Merci pour ton rapport, Walcaud. Passe à l’intendance, tu y trouveras ta récompense, mais prépare-toi à partir à nouveau. Quant à toi, sirène, rentre dans ton clan et prévient la matriarche de Mando que nous allons avoir besoin de vous.

– Bien ! Et sinon…

– Et cette petite, qui est-elle ? demanda Childebert en lui faisant un grand sourire.

– C’est Louwet. Une enfant vulpès qui a été capturée par les gobelins et que nous avons sauvée. »

Éporée se rapprocha de Louwet et l’observa longuement.

« Des cheveux d’argent… » marmonna-t-elle.

Childebert, lui aussi debout, continuait à rassurer la fillette par son large sourire.

« La pauvre ! Le temps de lui trouver une nouvelle famille, nous l’accueillerons au château…

– Non, coupa Éporée.

– Pourquoi pas ? s’étonna Childebert.

– Ces cheveux argentés… ils sont mal vus ici.

– Ne me dis pas que ça te gêne ?

– Moi ? Non ! » répondit vivement la duchesse.

« Mais recevoir une fillette aux cheveux argentés risque de trop déplaire à la noblesse des campagnes lointaines. J’accueille déjà l’armée mérovienne et ses chefs et ils sont au bord de la révolte. »

D’un mouvement de tête, elle désigna son fiancé ainsi que Walcaud, tout content qu’on le considère comme un « chef » mérovien.

« Alors, tenta Childebert, nous la placerons dans un orphelinat de la ville. Ce n’est pas le mieux, mais…

– Impossible là aussi, j’en ai peur. Elle serait vendue par les responsables dès que nous aurions le dos tourné. »

La duchesse baissa la tête.

« Je m’excuse de ne même pas pouvoir m’occuper d’une fillette, mais le peuple prête aux cheveux d’argent des pouvoirs magiques. On dit même que certains mages concocteraient des potions avec leur sang.

– Madame, relevez la tête ! Vous n’êtes pas responsable des croyances de ces idiots de paysans. », déclara Walcaud.

Il posa sa main sur l’épaule de Louwet.

« D’ailleurs, je dois vous dire que, quand nous l’avons sauvée… elle était sur le point de se faire sacrifier par le chaman des gobelins.

– Car, en plus, ils ont des chamans ? s’exclama la duchesse. Sa queue de renard s’était redressée d’un coup.

– Oui, au moins un… »

Éporée se rassit en poussant un soupir, et posa son doigt sur sa tempe.

« Sinon, pour Louwet, je peux la prendre avec moi… » tenta Silyen.

Le jeune duc haussa les épaules.

« Tu es une sirène et c’est une vulpès. Je ne pense pas que tu puisses t’en occuper, surtout dans ton clan… »

Silyen baissa les yeux ; elle-même en doutait…

Enfoncée dans son fauteuil, Éporée regardait Louwet. Elle avait de jolis vêtements, c’était Walcaud qui lui avait acheté ? Probablement à la boutique d’Hulis ; c’est là que tous les humains de la ville allaient.

« Walcaud, tu m’as bien dit savoir tout faire, quand je t’ai engagé ?

– Oui, madame !

– Alors tu dois bien savoir t’occuper d’une petite fille ?

– Hein ? Euh… Je… oui, mais…

– Très bien. Alors, tu t’occuperas de cette jeune vulpès. Au moins le temps qu’on lui trouve une nouvelle famille.

– C’est que, je suis mercenaire, je ne pense pas que ce soit très prudent de me confier une enfant, je fais un métier dangereux…

– Au contraire, ajouta soudainement Childebert. Avec ses cheveux d’argent, elle risque d’être la cible de toutes les convoitises. Elle sera bien plus en sécurité avec un mercenaire.

– Mais, monseigneur… je ne dispose que de faibles ressources…

– Nous pourvoirons à tes dépenses ! s’exclama Childebert avec son espièglerie.

– Je n’ai pas tant de temps que ça…

– Alors Silyen restera avec toi. Vous avez l’air de bien vous entendre, coupa Éporée. Je ferais envoyer un messager à Mando à sa place. »

Walcaud ne savait que répondre. Quand il se retourna pour chercher l’avis de la petite vulpès et de la sirène, elles lui firent par de grands sourires.

« Je… je préfère rester avec toi, Walcaud, dit Louwet en serrant ses petites mains contre elle.

– Et puis, ça me donne presque l’impression d’avoir une famille ! » ajouta Silyen.

Walcaud soupira.

« Ces missions deviennent de plus en plus dures ! »

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